Le bilinguisme des juges à la Cour suprême toujours réclamé

La Cour suprême du Canada. Archives ONFR+

OTTAWA – Une défaite des conservateurs le 19 octobre pourrait donner un nouveau souffle dans les procédures de nomination à la Cour suprême du Canada.

SÉBASTIEN PIERROZ
spierroz@tfo.org | @SebPierroz

Des juges bilingues pour le plus haut tribunal du pays? L’idée n’est pas morte, bien que depuis le début du règne des conservateurs en 2006, le député néo-démocrate Yvon Godin, ait tenté à trois reprises de faire passer un projet de loi de la sorte. En vain.

Une première tentative en 2008 avait d’abord reçu le feu vert de la Chambre des communes avant d’être refusée par le Sénat à majorité conservatrice. Le second essai en 2010 était mort au feuilleton du fait du déclenchent des élections. Pour sa dernière carte en 2014, M. Godin s’était alors heurté à la chambre basse du parlement majoritairement bleue.

Son successeur comme porte-parole aux Langues officielles pour le Nouveau Parti démocratique (NDP), Claude Gravelle, est en tout cas formel en entrevue pour #ONfr. « Nous déposerons de nouveau un projet de loi, si nous sommes élus. En neuf ans, il y a eu un recul trop important sur la nomination des juges à la Cour suprême. »

Un recul sous le gouvernement de Stephen Harper? La Fédération des communautés francophones et acadienne (FCFA) dénonce le chef conservateur à mots feutrés. « Les nominations bilingues ne sont toujours pas inscrites dans la loi. C’est pourtant quelque chose qui va de soi », affirme sa présidente Sylviane Lanthier. « Nous avions appuyé les projets de M. Godin et sommes prêts à appuyer tout nouveau projet. »

Une éventuelle loi réjouirait les juristes francophones. « 2017 représente une opportunité pour modifier la Loi sur les langues officielles », lâche le président de la Fédération des associations de juristes d’expression française de common law inc. (FAJEF), Allan Demer. « C’est toujours le bon moment », renchérit Mark Power, juriste spécialisé en droit constitutionnel et en droits linguistiques.

Selon la Cour suprême du Canada, jointe par #ONfr, il n’existe pas de mesures quantitatives pour calculer le nombre de plaintes entendues en français. Chose certaine : les jugements sont beaucoup plus nombreux en anglais (la traduction est toutefois disponible dans l’autre langue).

 

Nominations controversées

De facto, le minimum des trois juges du Québec imposés par Loi sur la Cour suprême parle français. Pour le reste de la réparation géographique, rien ne s’oppose légalement à la nomination d’un juge unilingue anglophone… au risque de malmener la langue de Molière.

Si les francophones espèrent tant, c’est que deux nominations unilingues anglophones ont émaillé le plus haut tribunal du pays durant les neuf dernières années.

L’une en 2011 avec le juge Michael Moldaver en remplacement de Louise Charron. La première avait eu lieu en 2006 avec la nomination de Marshall Rothstein, lequel a finalement été remplacé en août dernier par l’Albertain Russell Brown, capable de bien s’exprimer en français selon plusieurs sources.

Une dernière nomination qui porte finalement à huit le nombre de juges bilingues à la Cour suprême du Canada. « Il faut se rappeler que le juge Moldaver fait beaucoup d’efforts pour apprendre et comprendre le français », note Sébastien Grammond, professeur de droit à l’Université d’Ottawa.

Durant les trois mandats de Stephen Harper, les six autres juges nominés (Thomas Cromwell en 2008, Andromache Karakatsanis en 2011, Thomas Wagner en 2012, Clément Gascon, Suzanne Côté en 2014, et donc Russell Brown en 2015) étaient tous bilingues.

De là à se réjouir? « À la différence des conservateurs, les libéraux, au pouvoir de 1993 à 2006, ont nommé des juges hors Québec ayant le français comme première langue », souligne M. Grammond. « C’est le cas de l’Acadien Michel Bastarache et de l’Ontarienne Louise Charron. »

Autre hic : les nominations seraient devenues beaucoup plus « opaques » sous M. Harper, affirme M. Power. « M. Harper a longtemps souhaité la transparence. Pour la nomination du juge Rothstein en 2006, il avait réunis les parlementaires de tous les partis, notamment avec une audience télévisée, pour évaluer le candidat. L’expérience n’a pas été rééditée avec les autres nominations. »

 

Une nécessité

Si les conservateurs ont toujours défendu bec et ongles le mérite plutôt que le bilinguisme pour les neuf juges, le constat est tout autre pour MM. Grammond et Power.

Bien que les neuf magistrats aient accès à la traduction simultanée, le gros du travail se fait selon eux en coulisses, et ce bien avec les audiences. C’est là que le bât blesse.

« Les dossiers ne sont pas traduits », explique M. Grammond. « Cela signifie, par exemple, que le jugement de première instance et celui de la Cour d’appel peuvent être unilingues et que les transcriptions des témoignages et les documents mis en preuve peuvent aussi être unilingues. Il en est de même des mémoires rédigés par les avocats de chaque partie, qui exposent de manière détaillée leur argumentaire juridique. Ceux-ci ne sont pas traduits non plus. »

La tâche est d’autant plus ardue pour les juges qu’il existe par ailleurs quatre « langages juridiques » au Canada, si l’on compte les avocats de common law anglophones, leurs homologues francophones, ainsi que les civilistes québécois francophones et anglophones.

Sans remettre en cause la qualité de l’interprétation fournie, M. Power doute de la véritable analyse des juges dans une langue inconnue. « Imaginez un médecin à Moncton ou Caraquet, qui ne parle pas français, et tente de comprendre un patient lors d’un cas d’urgence. Ça ne fonctionnerait pas tellement bien. »

Aux yeux de l’avocat, des juges unilingues – même en minorité à la Cour suprême – pourraient aussi saper la confiance des Canadiens francophones dans le système judiciaire. « Prenons l’exemple d’un condamné au Lac Saint-Jean, une région par essence très francophone. Quel peut-être son degré de confiance en tant qu’appelant à la Cour suprême? »

M. Grammond enfonce même le clou : « Imaginez les réactions si nous avions des juges unilingues francophones à la Cour suprême. »

À noter que Jacques Gourde, secrétaire parlementaire sortant pour les Langues officielles à Ottawa, n’a pas retourné nos demandes d’entrevue.