Gouvernance : quelle place pour le citoyen?

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[LETTRE OUVERTE]

Lorsque nous parlons de gouvernance communautaire en contexte linguistique minoritaire, nous faisons référence à la manière dont une communauté prend ses décisions pour assurer son développement, la promotion de ses intérêts et la défense de ses droits linguistiques.

Éric Forgues
@Eric_Forgues

Depuis les années 1990, les communautés francophones et acadiennes ont mis en place des mécanismes de concertation et de collaboration, dans la foulée notamment d’ententes avec le gouvernement fédéral afin d’en assurer la gestion. Le financement de ces mécanismes de concertation par le gouvernement fédéral a permis aux organismes de jouer un rôle accru et de prendre une plus grande place dans la gouvernance communautaire. Les organismes sectoriels apparaissent comme les architectes du projet de société des communautés francophones et acadiennes. Dans bien des cas, l’organisme porte-parole agit comme le représentant de la communauté acadienne et francophone et des organismes. Toutefois, on remarque depuis plusieurs années que le citoyen est bien souvent relégué aux marges de la gouvernance communautaire. Nous en sommes venus à croire que l’organisme porte-parole de la communauté doit représenter les organismes sectoriels et que les intérêts de la communauté se confondent avec ceux des organismes.

Dans ce contexte, la participation citoyenne a décliné. Commentant la situation de la Société de l’Acadie du Nouveau-Brunswick (SANB), Rino Morin Rossignol croit, dans L’Acadie Nouvelle, que « l’ancien « nationalisme linguistique » percutant qui a créé la SANB s’est éteint ». De ce point de vue, tenter de renouveler la participation citoyenne, comme le recommande le Groupe de travail présidé par Bernard Richard, serait donc peine perdue. Au mieux cela représente un défi qui doit être relevé.

Si « plusieurs citoyens se trouvent déjà engagés au sein des organismes nés de la cuisse de la SANB » comme le rappelle M. Rossignol, il importe cependant de distinguer un membre d’un organisme d’un citoyen. Lorsqu’un parent milite dans un organisme de parents francophones, il le fait en tant que parent, en tant que membre d’un organisme qui poursuit des objectifs particuliers. Mais cette personne n’est pas seulement un parent; elle a d’autres intérêts que ceux qui découlent de son rôle de parent. Si elle veut agir en tant que citoyenne et faire valoir ses autres intérêts, elle a besoin d’un cadre qui offre la possibilité de le faire. Aucun organisme sectoriel ne peut lui offrir ce cadre. Seul un organisme qui représente les citoyens peut le faire.

L’importance du citoyen

Devant l’évolution récente qu’a prise la gouvernance communautaire francophone, les organismes porte-parole devraient-ils abandonner le projet de représenter les citoyens pour ne représenter que les intérêts des organismes sectoriels? Est-ce que la SANB doit se transformer « en un bureau central porte-parole des consensus développés au Forum de concertation des organismes? », comme se le demande M. Rossignol? Si c’est l’avenue choisie, qui mènerait les luttes pour le respect des droits linguistiques? Pouvons-nous vraiment nous passer de la citoyenne et du citoyen dans l’élaboration de projets de société des communautés francophones et acadiennes? Face au déclin de la participation citoyenne et la montée en puissance des organismes sectoriels, faudrait-il accepter une gouvernance communautaire qui se fonde sur des organismes sectoriels représentés par l’organisme porte-parole?

Je pense que c’est une mauvaise approche en matière de gouvernance, et ce pour plusieurs raisons.

D’abord, s’ils peuvent représenter leurs intérêts dans leurs secteurs, les organismes sont mal positionnés pour parler au nom de l’ensemble de la population. Le rôle d’un organisme est de représenter ses membres, de promouvoir les intérêts de son secteur d’activités (santé, éducation, immigration, intérêts syndicaux, etc.) ou de la catégorie de la population qu’il représente (jeunes, aînés, femmes, nouveaux arrivants, etc.). Le discours de la communauté ne peut s’articuler seulement à partir des positions des organismes sectoriels. Les intérêts d’une communauté ne résultent pas de la somme des intérêts des organismes sectoriels.

De plus, les organismes se servent des forums pour s’échanger des informations et parfois pour harmoniser leur discours et coordonner leurs actions, mais ils ne cherchent pas à rendre cet espace visible et à lui faire jouer un rôle sur la place publique. Plusieurs organismes refusent de jouer un rôle revendicateur et de faire avancer leurs projets sur la place publique. À la limite, la place publique est conçue comme un espace pour promouvoir leurs projets et leurs activités.

Par ailleurs, les forums réunissent un ensemble d’organismes qui ont des intérêts distincts, des poids politiques variés, des stratégies et des manières de travailler différentes. Or, lorsqu’on travaille avec une pluralité d’acteurs suivant un mode consensuel, ce sont les positions qui rallient la grande majorité des acteurs qui dictent le choix des actions. La défense des droits linguistiques, la revendication sur la place publique ou, plus largement, le fait de jouer un rôle citoyen ne font pas partie de ces consensus. Ce qui explique la discrétion des forums d’organismes sur la place publique.

C’est pourquoi je crois qu’il nous faut consacrer des ressources et prendre les moyens pour mobiliser les citoyens afin de les sensibiliser aux enjeux de la francophonie en contexte minoritaire, à l’importance de l’engagement citoyen, ainsi qu’à la particularité de l’action citoyenne et à ce qui la distingue de l’action d’organismes qui représentent des membres.

Réanimer la participation citoyenne

Cependant, pour Rémi Léger, « le mode de gouvernance proposé [par le groupe de travail présidé par Bernard Richard] contribuera à distancer davantage la SANB des autres organismes acadiens, voire à la vider de son poids politique ». Il est cependant à noter que les organismes sectoriels continuent de jouer leur rôle dans la communauté et qu’ils conservent leur poids politique. Ils peuvent continuer de s’organiser, de se coordonner et de se concerter. Rien n’empêche également une concertation entre l’organisme porte-parole et les organismes sectoriels qui s’intéressent au mandat de la communauté acadienne et francophone.

Il s’agit plutôt de réanimer la participation citoyenne. Cela me semble possible si, entre autres, on donne aux citoyens un espace (physique et virtuel) pour délibérer, si les citoyens voient que leur voix est entendue, s’ils peuvent influencer les choix collectifs de la communauté, et si on utilise les nouveaux moyens de communication qu’offrent les médias sociaux. Cela devrait être au cœur du rôle d’un organisme porte-parole.

Les États généraux qui se sont tenus dans la francophonie manitobaine montrent que l’organisme porte-parole peut réussir à jouer ce rôle et à mobiliser les jeunes citoyens. Les États généraux se sont appuyés sur 146 cafés citoyens et sur la participation de 1533 citoyens, dont une bonne proportion de jeunes citoyens, afin de mieux connaître les aspirations de la population franco-manitobaine et ainsi, de mieux orienter le développement de la communauté. Cet exercice montre qu’il est possible de ranimer la participation citoyenne.

Dans le rapport qui a découlé de cette vaste mobilisation, nous pouvons lire, que tout en reconnaissant l’importance du rôle que jouent les organismes sectoriels, certains participants croient qu’« [Il faudrait] un organisme porte-parole autosuffisant qui ne dépend[e] pas des bailleurs de fonds pour sa survie. Ainsi, cet organisme n’aurait pas peur de faire de la revendication ».

Un organisme porte-parole qui représente les citoyens et citoyennes de la communauté a les coudées franches pour défendre les droits des francophones et des Acadiens. Prenant appui sur une forte mobilisation citoyenne, un tel organisme peut acquérir un poids politique non négligeable. Je crois que les acteurs francophones et acadiens sont invités à donner un nouvel élan à la participation citoyenne et à la réinventer.

Éric Forgues est directeur de l’Institut canadien de recherche sur les minorités linguistiques (ICRML).

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