Bureau de la traduction : la place du bilinguisme en filigrane

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OTTAWA – Pour les professeurs Linda Cardinal et Jean Delisle, comme pour la Fédération des communautés francophones et acadienne (FCFA) du Canada, la controverse autour du Bureau de la traduction trahit le recul du bilinguisme au niveau fédéral.

BENJAMIN VACHET
bvachet@tfo.org | @BVachet

Les réunions se suivent et se ressemblent pour le Comité permanent des langues officielles. Hormis le passage de la présidente-directrice générale du Bureau de la traduction, Donna Achimov, le 7 mars, rares sont ceux qui soutiennent la stratégie d’optimisation mise en place au sein de l’institution fédérale, tout comme l’implantation prochaine d’un outil de traduction automatique.

Devant le comité, mercredi 13 avril, les témoins ont encore fait part de leurs réticences, mais également de leurs inquiétudes.

« La mission fondamentale du Bureau de la traduction a été dévalorisée et cela envoie un signal inquiétant en matière de langues officielles. Cela témoigne d’une certaine lassitude de la part du gouvernement fédéral vis-à-vis des langues officielles. Et quand celles-ci sont malmenées, cela se fait souvent au détriment du français et de la capacité des fonctionnaires à travailler dans la langue de leur choix », a partagé la professeure à l’École d’études politiques de l’Université d’Ottawa, Linda Cardinal.

En entrevue avec #ONfr, elle poursuit : « Je pense que le Bureau de la traduction cristallise un ensemble de préoccupations auquel on ne s’intéresse pas beaucoup du côté du gouvernement. On parle de la prochaine Feuille de route pour les langues officielles et des consultations, mais la dualité linguistique ne se limite pas à ça. »

Pour la FCFA, le traitement subi par l’institution, qui offre des services de traduction, de révision et d’interprétation au Parlement, aux tribunaux ainsi qu’aux ministères et organismes fédéraux, traduit un malaise.

« Il y a une érosion substantielle des langues officielles à la fonction publique fédérale. Récemment, nous avons pu constater des traductions inacceptables sur des sites Internet de certains ministères et avons reçu des réponses à certains de nos courriers uniquement en anglais », a témoigné la présidente, Sylviane Lanthier.

Si elle n’a pas voulu nier l’intérêt d’un outil de traduction automatique, Mme Cardinal a invité les parlementaires à voir plus loin.

« Installer un outil comme celui-ci pour tous les fonctionnaires, ce n’est pas neutre. Cela traduit une volonté de réduire les coûts, de voir les langues officielles uniquement d’un point de vue utilitariste. Mais les langues, ce n’est pas économique, c’est politique, c’est ce qui unit notre pays! De plus, on peut craindre qu’un tel outil serve à justifier la réduction du nombre de traducteurs, ce que l’on constate déjà depuis quatre ans. »

L’institution a supprimé 400 postes par attrition sur cette période. Elle prévoit en abolir encore 144 autres supplémentaires d’ici 2018.

Pour la politologue, la mise en place de l’outil pose également la question de la place qu’on accorde au français dans la fonction publique fédérale.

« Comment se fait-il que les fonctionnaires aient besoin d’un tel outil pour des communications banales et pas trop importantes? Est- ce que ça veut dire que le français n’est pas une langue de travail dans la fonction publique? Est-ce que cela veut dire qu’il y a un problème de visibilité du français? On vient d’ouvrir une boîte de Pandore et derrière la question du Bureau de la traduction, il y a une question plus large qui est celle la dualité linguistique au sein même de la fonction publique fédérale. On nous dit, par exemple, que l’outil va favoriser la promotion du français et de l’anglais, mais je n’ai pas entendu beaucoup d’arguments convaincants pour nous prouver ça. »

La vice-présidente de l’Association de l’industrie de la langue, Maryse Benhoff, abonde dans le même sens : « La place qu’on accorde à la traduction témoigne de la valeur que l’on accorde à notre patrimoine. »

Retour vers le futur

Ancien traducteur et auteur de plusieurs travaux sur l’histoire du Bureau de la traduction, Jean Delisle rappelle la raison d’être de cette institution créée en 1934.

« Quand le Bureau de la traduction a été mis en place, c’était pour régler une situation chaotique où des employés bilingues faisaient un travail de traduction sans en avoir les compétences. Aujourd’hui, nous sommes revenus en arrière et l’outil de traduction en est le symptôme. »

M. Delisle rappelle les avancées que représente la mise en place du Bureau de la traduction.

« Aujourd’hui, j’ai pu témoigner dans ma langue, le français, mais en 1934, au moment de créer le Bureau de la traduction, les témoins francophones devaient le faire en anglais parce qu’il n’y avait pas de service d’interprètes. »

Pour l’historien de la traduction, il n’est pas question de voir le Bureau de la traduction comme une entreprise privée, comme c’est le cas depuis 1995.

« La traduction est indissociable du bilinguisme officiel du Canada. Et le bureau de la traduction occupe un rôle essentiel quant au respect de la dualité linguistique au Canada, qui est le ciment de notre unité nationale. Il a une mission qui est incompatible avec celle d’une entreprise privée. »

Selon lui, il ne fait aucun doute que l’institution doit récupérer le monopole de la gestion de la traduction au gouvernement fédéral et s’éloigner impérativement de la tentation des technologies pour remplacer un savoir-faire.

« Il est certain qu’un outil peut donner l’impression de traduire plus et plus vite, mais quand on passe un texte dans la machine à traduire, cela prend beaucoup de temps pour le remettre en forme, souvent même plus que lorsqu’il est traduit directement par un traducteur. La qualité a un prix et cela risque de nuire à l’image du Canada et de discréditer le Bureau de la traduction! »

Une solution simple pour la FCFA

Pour Mme Cardinal, il est urgent d’intervenir. Selon elle, le gouvernement devrait stopper la mise en place de l’outil de traduction avant d’en établir des balises claires et créer un groupe de travail pour faire la lumière sur la situation des langues officielles au sein de la fonction publique fédérale.

« C’est une décision prise par l’ancien gouvernement conservateur et les libéraux ne sont absolument pas obligés de se sentir prisonniers de cet héritage. Leur attitude démontre un certain laisser-aller dans cette histoire-là. »

Pour la FCFA, la solution pourrait être très simple pour le gouvernement.

« On s’éviterait bien des problèmes, en matière de respect des obligations linguistiques, si le gouvernement désignait au sein de l’appareil fédéral une autorité chargée de veiller à la bonne compréhension de ces obligations et à l’application cohérente de la Loi sur les langues officielles », a conclu son allocution, la présidente, Sylviane Lanthier.

L’organisme milite depuis plusieurs années pour cette idée et compte bien la pousser de nouveau.

« Le problème actuel, c’est qu’il n’y a aucune autorité pour dire aux ministères ce qu’ils doivent faire et quelles sont leurs obligations en matière de langues officielles. »