Alexandre Baril trace la voie de la reconnaissance transgenre francophone

Le professeur de l'Université d'Ottawa, Alexandre Baril. Crédit image: Anne Dagenais

[LA RENCONTRE D’ONFR] 

OTTAWA – En janvier prochain, Alexandre Baril deviendra la première personne transgenre francophone dans l’histoire canadienne, spécialiste des études transgenres, à être embauchée comme professeur pour enseigner la diversité sexuelle et de genre, en français, à l’Université d’Ottawa. ONFR l’a rencontré.

« Qu’est-ce que cette nomination représente pour vous?

Ça représente un gain historique, particulièrement la communauté transgenre francophone au Canada. Il n’y a actuellement que huit autres personnes transgenres, publiquement identifiées, qui occupent un poste semblable, et toutes sont anglophones. À ma connaissance, je suis seulement le deuxième professeur transgenre francophone qui travaille sur cette question, avec le Français Sam Bourcier, qui a obtenu son poste avant sa transition. J’espère que ma position va me permettre d’ouvrir des portes pour la relève et de changer les mentalités.

Comment expliquer cette situation?

Il y a d’abord une discrimination directe. On continue à ne pas vouloir embaucher une personne parce qu’elle est trans. J’ai dû attendre quatre ans pour trouver un poste. Pour mes huit autres collègues, il a fallu attendre entre six et onze ans, alors que souvent, ces personnes ont des curriculum vitae beaucoup plus étoffés que d’autres collègues.On demande à la communauté trans de travailler gratuitement, d’intervenir dans les classes, dans les conférences, de participer à des consultations pour développer des politiques transinclusives, mais on ne les embauche pas.

Je ne pense pas que seules les personnes transgenres peuvent traiter des enjeux trans, mais c’est inquiétant de voir que beaucoup d’entre elles travaillent dans l’ombre sans avoir la reconnaissance, le poste et le financement qui y sont associés.

On assiste au même phénomène que celui vécu par les femmes dans les années 70 qui faisaient les tâches invisibles pendant que les hommes occupaient les postes de haut niveau, prenaient les décisions importantes et bénéficiaient de la reconnaissance publique et sociale.

Est-ce dû à un manque de spécialistes dans le domaine?

Bien qu’il y ait clairement un boom médiatique, social et culturel sur les enjeux trans, il y a très peu de spécialistes du domaine. La discrimination indirecte a un impact très important. La communauté trans représente 0,5 % de la population canadienne, mais le champ de spécialité des études trans est encore jugé trop marginal. Pourtant, à titre de comparaison, la population carcérale représente 0,014 % de la population canadienne et cela n’empêche pas des centaines de personnes d’étudier la question et que tout le monde trouve ça pertinent.

Le professeur Alexandre Baril. Crédit photo: Mélanie Provencher
Le professeur Alexandre Baril. Crédit photo : Mélanie Provencher

Qu’est-ce que vous allez enseigner exactement dans votre cours?

Je vais enseigner le cours « Construction des identités sexuelles et service social ». Je pense que c’est important d’introduire les étudiants à ce qu’est la diversité sexuelle et de genre pour les aider à se retrouver dans la « soupe alphabète » LGBTQ+.

Qu’est-ce que l’aspect francophone change exactement quant aux enjeux transgenres?

Les enjeux ne sont pas les mêmes, le vocabulaire non plus et il y a toute la question de la langue genrée ou non. En anglais, on utilise de plus en plus « they » pour parler d’une personne trans, mais en français, on n’a pas d’équivalent. Certaines personnes sont parfois poussées vers une anglicisation de leur identité, parce que c’est plus facile pour elle de vivre en anglais. Ma transition n’a pas été que de genre, elle a aussi été linguistique. 

Dans la communauté francophone, il y a eu très peu de développement en matière d’études et de théorie trans… Si bien que quand des personnes cherchent des ressources ou des groupes, elles doivent souvent se tourner vers l’anglais, y compris à Montréal. On a besoin de répondre à la carence de recherche en français. Faire des études, recueillir des données pour pouvoir changer les politiques publiques et faire mieux connaître les besoins de la communauté trans francophone.

Comment peut-on l’expliquer puisqu’il existe une communauté trans francophone?

Je pense que ça peut s’expliquer par une question d’influence socioculturelle. À Concordia ou à McGill, les études féministes et de genre ont été influencées par les théories anglo-saxonnes. Les communautés francophones ont davantage été influencées par le courant féministe français, dominé par le féminisme radical matérialiste qui considère qu’il faut faire exploser les notions de genre et de sexe. Ces féministes voient la communauté transgenre comme une menace puisque celle-ci reprend la notion de genre. Il y a donc eu une totale exclusion des enjeux trans dans les études féministes et de genre.

Vous vous définissez comme un transactiviste. Pour quelle raison avez-vous décidé de militer?

Au Canada, le revenu moyen annuel d’une personne transgenre est de 15 000 $ par année. 40 % n’ont pas d’emploi, alors que 71 % ont des diplômes collégiaux ou universitaires. Ces personnes connaissent aussi des problèmes de pauvreté, d’accessibilité à l’éducation, au logement… Sans oublier les problèmes de santé. Plus d’une personne trans sur deux au Canada vit dans un état dépressif, 35 % ont sérieusement pensé au suicide dans la dernière année et 10 % ont fait une tentative de suicide. Ces taux sont encore plus élevés que dans certaines communautés autochtones où on parle déjà d’une épidémie de suicides. N’importe qui ayant un cœur ne peut pas faire autrement que de vouloir agir. Et mon intérêt a doublé quand j’ai fait ma transition en 2008.

Comment avez-vous décidé de faire cette transition?

Ça a émergé pendant mes recherches. Par la suite, j’ai vu un spectacle de drag kings, c’est-à-dire de femmes qui personnifient des hommes, et fait ma première rencontre avec une personne transgenre. C’est aussi pour ça que c’est important d’avoir plus de chercheurs transgenres, car ils peuvent devenir des modèles. Je me souviens qu’un jeune m’a demandé un jour de rencontrer ses parents et ses grands-parents pour leur montrer que tous les trans ne finissent pas dans la rue. Je veux montrer aux jeunes que ce n’est pas parce que tu es trans que tu dois avoir une vie misérable. La vie peut être très satisfaisante!

Comment avez-vous vécu votre transition?

Il y a eu une bonne année de questionnement et même après, quand j’ai commencé le traitement hormonal, je n’étais pas certain. Pendant trois-quatre ans, ça a vraiment été difficile. J’ai vécu les discriminations, la stérilisation forcée, en 2009 au Québec, pour pouvoir modifier mon identité civile. Combien de fois je me suis fait refuser en salle d’urgence pour des problèmes qui n’étaient même pas liés à ma transition physique? J’ai aussi vécu le rejet de certains amis et de la famille. Je n’ai pas parlé à ma mère pendant huit ans. On a recommencé à se voir en mars dernier, ça a été très intense, elle ne m’avait pas vu depuis ma transition.

En mai 2016, le gouvernement fédéral a passé une loi pour protéger les droits des transgenres. Qu’en pensez-vous?

Ça envoie un bon message à la population et aux institutions de dire que les personnes transgenres doivent être reconnues comme toute autre personne. Mais il ne faut pas se limiter à ça. Il faut augmenter les ressources, les effectifs en recherche, changer les politiques institutionnelles et faire de l’éducation et de la sensibilisation. De plus, comme certains le soulignent dans la communauté transgenre, on a beau avoir une loi, c’est une démarche coûteuse, longue et qui n’est pas accessible à tous. Et puis, il ne faut pas non plus s’attarder uniquement sur des actes individuels isolés, car la majorité des violences que subissent les personnes transgenres proviennent davantage de l’État, du gouvernement et de l’appareil juridique.

Le 28 novembre, le premier ministre présentera des excuses officielles en Chambre pour la persécution et les injustices subies par les Canadiens LGBTQ+. Le gouvernement dit être sensible à cette question. En fait-il assez?

Il y a eu beaucoup de changements pour la communauté trans au cours des dix dernières années, mais il y a encore une tonne de travail à faire. S’il y a des compensations financières pour les personnes qui ont été emprisonnées parce qu’elles étaient trans, on doit aussi se poser la question pour celles qui ont été stérilisées de force. Les lois ont commencé à changer, en 2012 en Ontario et en 2015 au Québec, mais elles existent encore dans certaines provinces. Si le gouvernement est sérieux dans sa démarche, il devrait exiger que ces lois soient abolies tout de suite. Il devrait aussi investir dans les organismes communautaires par et pour les personnes trans, dans la formation et l’éducation des professionnels de la santé, dans la diminution des listes d’attente dans les cliniques spécialisées et dans la recherche sur la diversité sexuelle et de genre.

En terminant, si vous étiez à la place de Justin Trudeau, quelle serait votre première mesure pour les francophones?

J’injecterais des fonds dans la recherche par et pour les transgenres francophones, car c’est la base de tout pour changer les politiques sociales. On a besoin de connaître leurs besoins et problématiques particulières. Moi, j’ai déjà mon poste, mais j’ai besoin de collègues pour développer ce que je suis en train de créer ici! »


LES DATES-CLÉS D’ALEXANDRE BARIL :

1979 : Naissance à Montréal

2009 : Doit subir une stérilisation forcée pour pouvoir changer son identité civile

2013 : Doctorat en études féministes et de genre à l’Université d’Ottawa

2014 : Recherche postdoctorale en sociologie du corps et des mouvements sociaux avec la sociologue Victoria Pitts-Taylor à la City University of New York, puis à la Wesleyan University

2018 : Devient professeur à l’École de service social de la Faculté des sciences sociales de l’Université d’Ottawa

Chaque fin de semaine, ONFR rencontre un acteur des enjeux francophones ou politiques en Ontario et au Canada.