Air Canada : Graham Fraser se tourne vers le Parlement 

Le transporteur aérien Air Canada a défendu sa politique de bilinguisme devant les membres du comité sur les langues officielles du Canada, mercredi 15 juin. Air Canada

OTTAWA – Face aux problèmes récurrents en matière de langues officielles chez Air Canada, Graham Fraser a décidé d’utiliser les grands moyens. Pour la deuxième fois de l’histoire du Commissariat aux langues officielles (CLO) du Canada, M. Fraser a déposé un rapport spécial au parlement, mardi 7 juin, intitulé En route vers une conformité accrue d’Air Canada grâce à un régime d’exécution efficace.  

La balle est désormais dans le camp des parlementaires. Pour la seconde fois seulement depuis l’adoption de la Loi sur les langues officielles, en 1969, le commissaire aux langues officielles utilise l’outil du rapport spécial au Parlement pour faire avancer un dossier qui n’a guère évolué depuis ses dix ans à la tête de l’institution. Le commissaire aux langues officielles explique qu’il ne pouvait plus faire autrement.

« Mes prédécesseurs et moi avons utilisé tous les outils à notre disposition pour tenter d’aider Air Canada à améliorer sa conformité à la loi. Cependant, force est de constater qu’après 45 ans, les mêmes problèmes se répètent. Air Canada a été bâtie à même les deniers publics et, en tant que transporteur aérien national, elle se doit de refléter le caractère bilingue du pays. Aujourd’hui, il ne suffit plus de faire des recommandations au terme d’enquêtes et de vérifications ni de rapporter le degré de conformité d’Air Canada dans les rapports annuels. »

En 1990, son prédécesseur D’Iberville Fortier avait utilisé le même processus pour demander un règlement d’application sur la mise en œuvre de la Partie IV de la Loi sur les langues officielles. Il avait obtenu gain de cause à la Chambre des communes un an plus tard.

« Je suis dans les derniers mois de mon mandat, il y aura un nouveau commissaire en octobre et je voulais mettre la table pour mon successeur et pour les comités sur les langues officielles afin qu’ils regardent les meilleures options. C’est un rappel aux parlementaires qu’eux aussi ont des responsabilités en la matière », justifie M. Fraser.

Mauvais élève

Dans son rapport spécial, le commissaire constate que parmi toutes les institutions assujetties à la Loi sur les langues officielles, Air Canada a toujours été l’une de celles qui font l’objet du plus grand nombre de plaintes. Et très majoritairement, ces plaintes sont relatives à l’accès aux services en français, avoue le CLO, et concernent les services directs et les services aux personnes.

En 2015, dans son rapport annuel, le commissaire remarquait déjà avec amertume le manque de suivi aux recommandations formulées à Air Canada, en 2010. Sur les 12 recommandations énoncées en 2010, le commissaire aux langues officielles avait constaté qu’une seule avait été mise en œuvre de manière satisfaisante quatre ans plus tard et que cinq avaient tout simplement été ignorées.

Le commissaire souligne toutefois quelques efforts et des plans d’action prometteurs qui, sur le terrain, peinent à se concrétiser.

Le commissaire y va de sa petite anecdote : « Je pense que la première fois que j’ai entendu la phrase « Sorry, I don’t speak french! », c’était à bord d’un avion d’Air Canada! Il y a un problème au niveau de la culture d’entreprise et de la communication entre la haute gestion et la ligne de front des employés de service. »

Pour illustrer son propos, il cite l’exemple des Jeux olympiques de Vancouver, en 2010, durant lesquels Air Canada avait eu une attitude exemplaire en matière de bilinguisme, mais que les employés du transporteur aérien avaient prise pour une mesure temporaire et exceptionnelle.

Pour le porte-parole aux langues officielles du Nouveau Parti démocratique (NPD), François Choquette, il est temps de rappeler Air Canada à ses obligations.

« Ça n’arrive pas souvent que le commissaire publie un rapport spécial. Cela montre aujourd’hui l’urgence de la situation. Il s’agit d’un véritable cri du cœur de M. Fraser qui constate l’échec du cadre législatif actuel. Face aux plus mauvais élèves de la classe en matière de respect des obligations linguistiques, il convient de prendre des mesures exceptionnelles. M. Fraser a tout essayé, le gouvernement doit prendre le relais pour faire respecter la loi. »

Plusieurs pistes de solution

Pour ce faire, M. Fraser propose plusieurs pistes de solution, sans n’en privilégier aucune. Celles-ci doivent être étudiées « dès que possible » par l’un des deux comités permanents des langues officielles.

Un de ces solutions pourrait être de faire en sorte que le commissaire dispose d’un pouvoir d’ordonnance qui lui permettrait d’exiger des mesures correctives et de sanctionner Air Canada. Le commissaire propose autrement que soit mis en place un accord de conformité qui engagerait davantage Air Canada à respecter les recommandations du commissaire. Le transporteur aérien pourrait également recevoir des amendes en cas de non-respect de ses obligations ou des sanctions administratives pécuniaires ou encore, verser des dommages et intérêts en cas d’infractions à certaines dispositions de la Loi sur les langues officielles. Enfin, dans son rapport spécial, M. Fraser propose une autre piste de solution, mise de l’avant par Air Canada elle-même, qui consisterait à soumettre tous les transporteurs aériens au Canada aux mêmes obligations linguistiques.

Le président du comité permanent des langues officielles, le député libéral Denis Paradis, indique que le comité est déjà sur le dossier. Il recevra le commissaire aux langues officielles pour parler de cette question le mercredi 8 juin et a d’ores et déjà invité Air Canada à comparaître devant le comité le lundi 13 juin.

« Tous les commissaires ont, semble-t-il, eu le même problème avec le bilinguisme chez Air Canada, nous prenons donc très au sérieux ce rapport. C’est une question de respect pour les utilisateurs d’Air Canada mais aussi pour la population canadienne. On va laisser le comité faire son travail, examiner le rapport et entendre toutes les parties. Il y a des pistes de solution qui sont proposées, on va voir ce qui est possible de faire ou s’il y a d’autres solutions. »

Mais du côté du porte-parole aux langues officielles pour le Parti conservateur, Bernard Généreux, l’heure est à l’action.

« M. Fraser a publié un rapport très courageux et ça va désormais prendre du courage aux parlementaires pour mettre leurs culottes et régler le problème une fois pour toute. Ça fait 45 ans qu’on parle de ça! Maintenant, la balle est dans le camp des élus et il est temps qu’on fasse notre job. Il n’est plus temps de tergiverser dans des comités, nous devons proposer une loi qui va obliger, une bonne fois pour toute, Air Canada à respecter ses obligations linguistiques! »

Le gouvernement reste vague

À la sortie du conseil des ministres, la ministre du Patrimoine canadien, Mélanie Joly, et le ministre des Transports, Marc Garneau, sont restés vague sur les intentions du gouvernement.

« Air Canada se doit de donner des services et répondre aux besoins des Canadiens en matière de langues officielles ».

Sur son compte Twitter, la ministre Joly poursuit : « C’est inacceptable que certaines lacunes en matière de langues officielles n’aient pas été corrigées chez Air Canada. Nos deux langues officielles sont une priorité pour notre gouvernement. Air Canada doit respecter pleinement ses obligations en vertu de la loi. »

La Fédération des communautés francophones et acadienne (FCFA) du Canada appuie le rapport du commissaire, notant au passage qu’une des recommandations formulées avait été exprimée dans un mémoire publié il y a six ans à l’occasion du 40e anniversaire de la Loi sur les langues officielles.

« En 2009, la FCFA avait recommandé que le commissaire puisse avoir un pouvoir d’ordonnance qui lui permettrait d’exiger des mesures correctives des institutions fédérales qui ne respecte pas leurs obligations. Que M. Fraser cite cette recommandation dans un rapport où il dit avoir utilisé tous les outils à sa disposition pour amener Air Canada à respecter ses obligations, cela en dit long sur la pertinence de pouvoirs accrus pour le commissaire », déclare la présidente de la FCFA, Sylviane Lanthier, dans un communiqué. « À un certain moment, il faut vraiment mettre Air Canada en état d’assurer que les citoyens et les citoyennes qui voyagent avec notre transporteur aérien national soient servis dans la langue officielle de leur choix comme ils en ont le droit. Avec les options présentées par M. Fraser dans son rapport spécial, je crois qu’on a tout en main pour qu’il se passe enfin quelque chose à cet égard ».

Air Canada se défend

Joint par #ONfr¸ le transporteur aérien rejette les solutions punitives proposées, par voie de communiqué.

« Les mesures punitives visant Air Canada suggérées dans ce rapport sont mal orientées, dépourvues de justification crédible et ne contribueraient pas à faire la promotion du bilinguisme au Canada ni à améliorer le niveau de services offerts dans les deux langues officielles aux voyageurs canadiens. Nous pensons que la véritable occasion d’amélioration du bilinguisme dans le secteur du transport aérien partout au Canada consiste à veiller à une présence accrue des deux langues officielles au sein de toutes les sociétés aériennes et de tous les aéroports au pays, conformément à l’esprit et à l’héritage du bilinguisme, valeur précieuse au Canada. Il s’agit autant d’une question de choix pour les passagers que de principe et d’équité pour les transporteurs. »

La compagnie aérienne reproche également au rapport spécial du commissaire de ne pas tenir compte des progrès réalisés.

« Nous désapprouvons vivement l’interprétation erronée du rendement en matière de langues officielles suggéré par le Commissariat, qui ne tient pas compte de nos réalisations sur le plan de la formation et des embauches ni de la hausse objectivement mesurable de la satisfaction de la clientèle. »

Chiffres à l’appui, Air Canada indique que malgré un nombre de passagers en croissance, le nombre de plaintes ne cesse de diminuer, passant de 143 plaintes, en 2001, pour environ 22 millions de passagers, à 52 plaintes pour plus de 41 millions de passagers, en 2015.

La compagnie aérienne cite également un sondage mené par Ipsos Reid, en 2016, auprès de plus de 5300 clients d’Air Canada indiquant que 94% des clients d’Air Canada disent être globalement satisfaits ou extrêmement satisfaits de sa capacité de les servir dans la langue officielle de leur choix.

Mais pour le commissaire Fraser, les chiffres ne sont pas tout.

« Je ne pense pas qu’il faille uniquement se baser sur les plaintes pour juger la situation car leur baisse pourrait s’expliquer par un manque de connaissance des droits linguistiques des passagers ou simplement par une forme de résignation. Nos conclusions prennent en compte les plaintes, mais aussi nos propres vérifications et bulletins de rendement. Nous n’exigeons pas que tout le personnel d’Air Canada soit bilingue, nous voulons juste que le service soit disponible quand il doit l’être. »

Pour M. Choquette, Air Canada manque de saisir une bonne occasion.

« Air Canada n’est pas une compagnie privée comme les autres. C’est une ancienne société publique qui a été privatisée sous certaines obligations et qui connaissait bien, dès le départ, les conditions de sa privatisation en matière de langues officielles. Elle devrait plutôt s’appuyer là-dessus pour développer le marché bilingue et devenir un exemple! »