Mode de scrutin : une transformation majeure en perspective

Crédit image: Élections Canada

OTTAWA – Si le gouvernement Trudeau tient ses engagements, les Canadiens devront se familiariser avec un nouveau mode de scrutin lors des prochaines élections fédérales.

BENJAMIN VACHET
bvachet@tfo.org | @BVachet

« Nous sommes déterminés à faire en sorte que l’élection de 2015 soit la dernière élection fédérale organisée selon un scrutin majoritaire uninominal à un tour », peut-on lire dans la plateforme électorale du Parti libéral du Canada (PLC). Comme l’Australie et la Nouvelle-Zélande avant lui, le gouvernement du Canada souhaite se départir de son héritage électoral britannique afin de mieux refléter le vote des électeurs.

« Ce ne sont pas des discussions nouvelles! On a vu beaucoup de pays abandonner notre système pour (un autre) plus proportionnel, et non l’inverse. Les adversaires de ce système le trouvent trop injuste car il permet à un parti d’obtenir une majorité à la Chambre des communes, et donc le pouvoir, sans que la majorité des électeurs n’ait voté pour lui. Par exemple, lors des dernières élections, le PLC a remporté 39,5% des votes mais a obtenu 54,4% des sièges, ce qui lui a donné une majorité. Dans le même temps, le Nouveau Parti démocratique (NPD) a obtenu 19,7% des voix, mais ne compte que 13% des députés… », illustre Roger Ouellette, professeur au Département de sciences politiques à l’Université de Moncton.

« C’est le grand mensonge de notre système électoral! On parle du gouvernement canadien alors que celui-ci ne représente qu’une minorité de Canadiens », renchérit le professeur à l’École d’études politiques de l’Université d’Ottawa, François Rocher.

À travers l’histoire, le scrutin majoritaire uninominal à un tour a créé des situations surprenantes, comme lorsque dans les années 1990, le Bloc québécois (BQ) obtenait plus de députés à la Chambre des communes que le NPD, tout en ayant moins d’appuis dans la population canadienne.

« C’est un mode de scrutin qui favorise les partis qui sont très ancrés régionalement, comme le BQ au Québec, au détriment des partis qui, bien qu’ils aient un nombre de voix assez important, ne possèdent pas de « châteaux forts », comme le Parti vert », illustre le professeur à l’École d’études politiques de l’Université d’Ottawa, Luc Turgeon.

Malgré l’appui de plus de 600000 électeurs en octobre 2015, le parti d’Elizabeth May ne compte qu’une seule élue à la Chambre des communes.

Ces arguments suffisent à douter du système actuel, selon Manon Tremblay, professeure à l’École d’études politiques de l’Université d’Ottawa.

« Les partisans du système actuel louent sa simplicité et le fait qu’il permette de dégager des majorités stables. Mais les Canadiens ne sont pas hostiles à des gouvernements minoritaires comme on a pu le voir au début du mandat de Stephen Harper. De plus, le système actuel empêche que les petits partis, qui reflètent pourtant l’opinion de nombreux Canadiens, ne soient représentés à la Chambre des communes. »

Une situation qui pourrait expliquer la croissance du taux d’abstention, selon M. Turgeon. « De nombreuses études universitaires ont prouvé que le taux de participation est plus faible dans les pays qui utilisent un système électoral comme le nôtre car, dans ce système, les votes divergents sont des votes perdus sans aucun impact sur le résultat final des élections. Cela décourage les électeurs d’aller voter », dit-il.

Pourtant, le système actuel possède quelques avantages. Outre la simplicité et la stabilité, il favorise le renouvellement de la classe politique, puisque d’une élection à l’autre, quelques voix suffisent à faire basculer le pouvoir.

« Le Parti conservateur du Canada (PCC) n’a pas perdu beaucoup de voix entre 2011 et 2015 (de 5,8 millions en 2011 à 5,6 millions en 2015 – ndlr), pourtant, à la Chambre des communes, cela représente une perte de 67 députés et de la majorité », remarque M. Rocher.

Changement de dynamique politique

Le gouvernement libéral à Ottawa souhaiterait donc inclure une dose de proportionnelle. Différents modes de scrutin existent, mais le système mixte compensatoire obtient la préférence de trois des quatre politologues consultés par #ONfr.

« Ce système combinerait notre mode de scrutin actuel avec un système de compensation, de sorte que les partis n’ayant pas réussi à faire élire directement de candidats via le système actuel, mais qui obtiendraient un pourcentage minimum de vote, pourraient avoir des députés à la chambre via un calcul réalisé selon leur représentativité dans la population canadienne », résume M. Ouellette.

Les conséquences d’un tel changement sur la politique canadienne seraient majeures, croit M. Rocher. « Les partis politiques devraient alors apprendre à partager le pouvoir au sein de gouvernements de coalition. Ceux-ci devraient également se concentrer davantage sur leur base électorale au lieu d’essayer de séduire les électeurs du centre pour s’assurer d’être élus. De plus, on pourrait voir apparaître de nouveaux partis, aux idéologies considérées aujourd’hui comme marginales, comme des partis d’extrême droite ».

Démarche partisane?

Cette promesse libérale demeure éminemment politique, selon Mme Tremblay. « C’est une des promesses phares de M. Trudeau qui, ainsi, voulait se démarquer et donner une image de jeunesse et de modernité. Mais il ne faut pas se leurrer, il y a un calcul stratégique derrière ça. »

La préférence supposée du PLC pour le système préférentiel pourrait favoriser ce dernier.

« Les électeurs néo-démocrates, comme conservateurs, risqueraient de souvent mettre les libéraux en second sur leur liste dans le cas d’un scrutin préférentiel, ce qui favoriserait le parti de Justin Trudeau et ne permettrait pas de contrer l’injustice du système actuel vis-à-vis des petits partis », analyse M. Turgeon.

Pour M. Rocher, un changement de scrutin serait plutôt à l’avantage du NPD. « Les libéraux comme les conservateurs n’ont aucun intérêt à changer un système qui leur a donné des majorités pour un mode de scrutin qui les obligerait à partager le pouvoir. Le NPD, n’ayant jamais gouverné, a tout à gagner. »

En revanche, selon M. Ouellette, le PCC aurait beaucoup à perdre. « Les conservateurs n’ont aucun allié naturel parmi les partis présents à la Chambre des communes. Il serait donc très difficile pour eux de revenir au pouvoir s’ils devaient faire des alliances, alors que les libéraux pourraient se rapprocher du Parti vert ou du NPD. »

Référendum?

Le gouvernement de M. Trudeau a annoncé qu’un comité parlementaire spécial sera mis en place pour modifier le système électoral canadien, via un projet de loi d’ici 18 mois.

« Une telle réforme prend du temps et il ne faut pas aller trop vite. C’est le projet d’un mandat! Comme dans le cas de l’accueil des réfugiés, je pense que le gouvernement devra revoir son échéancier », avance Mme Tremblay.

« Il est certain que si M. Trudeau veut changer le système électoral, il va y avoir un gros travail d’éducation à faire », ajoute M. Rocher.

Les conservateurs, plutôt partisans du statu quo, enjoignent les libéraux de tenir un référendum sur cette question. « C’est une décision cynique prise par un gouvernement qui sait qu’il agit à l’encontre de la volonté de la population canadienne. Il sait qu’il ne peut pas gagner un référendum, et c’est pourquoi il va unilatéralement apporter à la hâte le plus gros changement à la démocratie canadienne depuis la fondation de notre pays », lance le député Scott Reid.

Les récentes expériences provinciales de référendum sur cette question, en Ontario ou à l’Île-du-Prince-Édouard, confirment l’analyse du porte-parole du PCC en matière d’Institutions démocratiques.

« En cas de référendum, ce sera très dur de changer le système car cette question n’intéresse pas beaucoup les Canadiens qui sont habitués au mode de scrutin actuel qui est aussi simple à comprendre qu’à utiliser », prévient Luc Turgeon.

Le référendum n’est pas une obligation, préviennent les analystes interrogés, qui considèrent toutefois que le gouvernement devra faire la preuve de sa bonne volonté.

« Si le gouvernement maintient son choix sur le système préférentiel et ne passe pas par un référendum, cela pourra être perçu comme une démarche visant à favoriser ses intérêts. Mais s’il peut justifier sa décision par une démarche honnête et inclusive de consultation et par l’appui de la majorité de la Chambre des communes, incluant d’autres partis, alors il pourra convaincre du bien-fondé de sa réforme sans passer par les urnes », pense Roger Ouellette.