« Les francophones hors Québec sont les enfants de la Charte »

La Cour suprême du Canada. Archives, #ONfr

OTTAWA – La Charte canadienne des droits et libertés fête ses 35 ans, le 17 avril. Parfois décriée, notamment au Québec où on lui a souvent reproché de vouloir vider de son sens la Charte de la langue française, elle ne faisait pas l’unanimité chez les francophones de l’extérieur du Québec au départ. Aujourd’hui, elle est pourtant vue comme leur planche de salut.   

« Sans la Charte, nous ne serions sans doute pas en train de faire cette entrevue en français », lance l’avocat spécialiste des causes linguistiques, Mark Power.

Dans plusieurs des causes linguistiques qu’il a plaidées à travers le Canada, l’avocat franco-ontarien a souvent eu recours à l’article 23 de la Charte, celui portant sur les droits à l’instruction dans la langue de la minorité, qui a permis la création d’écoles de langue française à travers le pays.

« Les écoles d’immersion qui étaient en place auparavant étaient des foyers d’assimilation. La création d’écoles de langue française nous a permis de survivre en Saskatchewan, sinon nous aurions sans doute disparu », abonde l’avocat Roger Lepage.

Frédéric Bérard, qui a consacré sa thèse aux mythes qui entourent la Charte et les droits linguistiques, en souligne les mérites pour la francophonie en milieu minoritaire.

« Les francophones hors Québec sont devenus les enfants de la Charte. Aujourd’hui, toutes les provinces ont au moins un conseil scolaire de langue française, ce qui est essentiel pour lutter contre l’assimilation. »

Pourtant, en décembre 1981, la Charte faisait débat chez les francophones en milieu minoritaire, rappelle Stéphanie Chouinard, professeure adjointe au département de science politique du Collège militaire royal du Canada. Le député Jean-Robert Gauthier a d’ailleurs été l’un des deux seuls membres du caucus libéral à s’opposer au premier ministre Pierre-Elliott Trudeau dans ce dossier.

« M. Gauthier jugeait que la Charte n’allait pas assez loin pour garantir l’accès à l’éducation et le droit de gestion des écoles de lange française. Il est vrai aussi qu’elle aurait pu être écrite de façon plus explicite, mais aurait-elle été adoptée dans ce cas? », s’interroge-t-elle.

Aujourd’hui, Me Power se dit certain que le député franco-ontarien serait d’accord pour dire qu’il s’était trompé et que l’histoire a donné raison au premier ministre.

Le mythe de la Charte au Québec

La Charte n’a pas uniquement été utile pour l’éducation de langue française. L’article 16 a consacré l’égalité du français et de l’anglais, obligeant le gouvernement fédéral à mieux répondre aux besoins des francophones dans tout le pays. L’article 20 a quant à lui reconnu le droit de tous les Canadiens de recevoir des services fédéraux dans la langue officielle de leur choix.

Elle comporte toutefois des lacunes, reconnaît Me Power.

« La Charte ne parle d’éducation qu’au niveau primaire et secondaire et il est aberrant qu’elle ne comprenne pas aussi la petite enfance et le postsecondaire, mis à part au Nouveau-Brunswick. »

Mais la Charte a eu le mérite de contribuer à changer les mentalités à travers le pays, pense M. Bérard.

« Aujourd’hui, le Québec est la seule province à emprunter le chemin de l’unilinguisme francophone. Les autres adoptent de plus en plus de lois pour protéger la seconde langue officielle, même si ce n’est pas parfait, loin de là. »

L’Alberta devrait bientôt se doter d’une politique sur les services en français et seuls la Colombie-Britannique et les Territoires du Nord-Ouest font figure de retardataires dans le dossier.

Au Québec, la Charte a été accusée d’avoir participé au recul du fait français et d’avoir amoindri la portée de la Charte de la langue française, mieux connu sous le nom de loi 101.

Selon M. Bérard, il s’agit pourtant d’un mythe.

« Il a longtemps été dit que cette charte était un complot trudeauiste pour charcuter la loi 101 au Québec au seul avantage des Anglo-Québécois. Pourtant, dans les faits, ils n’ont eu aucun gain avec la Charte. »

Mais pour Mme Chouinard, cela s’explique facilement car « beaucoup des droits des anglophones du Québec étaient déjà protégés dans l’Acte de l’Amérique du Nord britannique, ce qui n’était pas le cas pour le français à l’extérieur du Québec. »

Encore des débats

Malgré les avancées considérables permises par la Charte pour les francophones à l’extérieur du Québec, celle-ci n’a pas tout tranché, laissant le soin aux tribunaux de poursuivre le travail.

Pour M. Lepage, elle aura donc surtout permis aux francophones en situation minoritaire… de se présenter devant les tribunaux.

« En Saskatchewan, nous devons faire appel aux juges pour chaque nouvelle école. On finit par se fatiguer et par faire des compromis avec les provinces qui sont inacceptables pour la survie de la communauté. Nos écoles ne reçoivent toujours pas le financement adéquat, ni des infrastructures équivalentes aux écoles anglophones », souligne-t-il, rappelant au passage que les Fransaskois demandent depuis dix ans trois nouvelles écoles primaires.

Cette réalité fait que, malgré la Charte, la menace d’assimilation pèse encore largement sur les francophones de l’ouest du Canada, croit l’avocat, qui regrette également que la Cour suprême du Canada continue de laisser aux provinces le choix de la gestion des admissions scolaires.

« On dirait que l’interprétation généreuse de la Charte par les tribunaux a subi un ralentissement depuis l’arrêt Mahé. On recommence à l’interpréter avec les yeux de la majorité », pense M. Lepage.

Si en Ontario, le gouvernement a laissé une certaine latitude aux conseils scolaires francophones, cela n’empêche pas la communauté franco-ontarienne de devoir elle aussi s’en remettre parfois aux tribunaux.

L’avocat Nicolas Rouleau en sait quelque chose, lui qui travaille actuellement sur la demande d’ouverture d’une école secondaire francophone dans l’Est de Toronto.

« Ce serait bien de ne pas avoir besoin de faire recours aux tribunaux, mais quand les gouvernements ne veulent pas agir et qu’ils bloquent, c’est bon d’avoir cette arme ultime. »

Au moment où le poids démographique et donc, politique, des francophones à l’extérieur du Québec ne cesse de diminuer, la Charte reste donc un atout essentiel pour revendiquer, selon M. Rouleau.