Francophonie : des chantiers énormes pour Justin Trudeau

Le premier ministre élu du Canada, Justin Trudeau.

OTTAWA – Les attentes sont désormais élevées pour les francophones en situation minoritaire, après neuf années d’un gouvernement conservateur jugé par beaucoup décevant à bien des égards.

SÉBASTIEN PIERROZ
spierroz@tfo.org | @SebPierroz

Le nouveau premier ministre désigné, Justin Trudeau, peut-il faire mieux que Stephen Harper? Il le doit, résume Linda Cardinal, professeure à l’Université d’Ottawa. « Les attentes sont très grandes à l’égard des libéraux, mais M. Trudeau sera obligé d’engager une réflexion sur la francophonie. Des sujets comme la fonction publique ou le Sénat sont en effet traversés par l’enjeu francophone. »

Les chantiers sont en tout cas énormes pour le gouvernement libéral, dont on attend beaucoup notamment sur les dossiers de l’immigration francophone hors Québec, le respect de la Loi sur les langues officielles, ou encore le financement de la Société Radio-Canada (SRC).

Durant la campagne, le premier ministre élu s’est fait avare d’engagements sur des sujets touchant directement les minorités francophones, se contentant de défendre « l’unité nationale » dans une entrevue pour #ONfr, ou encore de citer Saint-Boniface à la fin du débat en français organisé par Radio-Canada.

De quoi rassurer les Franco-Ontariens, Acadiens et autres Fransaskois? Un rappel du bilan de Jean Chrétien s’impose pour obtenir quelques indices.

Et le dernier passage du Parti libéral du Canada (PLC) au pouvoir de 1993 à 2006 n’a pas été des plus mirobolants pour la francophonie, si l’on en croit l’historien Serge Dupuis. « La période la plus active du développement francophone était entre 1963 et la fin du gouvernement conservateur de Brian Mulroney en 1993. »

C’est d’ailleurs sous M. Mulroney que la Loi sur les langues officielles a été amendée pour la dernière fois en 1988, rappelle l’historien. Il s’agissait alors d’y ajouter notamment le principe de promotion de la langue française dans le reste du Canada.

« L’héritage du Canada sur les Langues officielles n’appartient pas qu’aux libéraux », prévient Mme Cardinal.

Les chiffres de l’immigration francophone en milieu minoritaire montrent par ailleurs des données très semblables entre conservateurs et libéraux. Si les troupes de Stephen Harper n’ont jamais pu atteindre l’objectif de 4,4% de nouveaux arrivants francophones fixé en 2003, le gouvernement précédent n’a pas fait mieux.

Les chiffres de Statistique Canada sont formels : les immigrants francophones hors Québec n’ont représenté seulement qu’une proportion de 1,46% entre 2006 et 2011, mais le creux le plus important se situe en 1991 et 2000 (0,85%), une période en grande partie sous la gouverne du libéral Jean Chrétien.

En rapport avec les minorités francophones, M. Trudeau a déclaré durant la campagne vouloir injecter 150 millions$ supplémentaires chaque année pour Radio-Canada. Mais force est de constater que les coupures étaient déjà drastiques sous M. Chrétien. « La situation économique était à cette époque difficile », a soutenu récemment à #ONfr le porte-parole aux Langues officielles pour le PLC, Stéphane Dion.

 

Espoir

Malgré des points négatifs, le bilan des libéraux entre 1993 et 2006 envoie quand même quelques signes d’espoir aux francophones attendant beaucoup de Justin Trudeau. « Sur la francophonie, le gouvernement Harper a été moins actif que le gouvernement Chrétien », note Serge Dupuis.

Pour l’historien, la mise en place de La Feuille de route pour les Langues officielles du Canada en 2003 (alors le Plan Dion) reste une « réussite » du gouvernement Chrétien.

Beaucoup d’universitaires, Mme Cardinal en tête, ainsi que la Fédération des communautés francophones et acadienne (FCFA) n’ont pourtant de cesse de dénoncer l’insuffisance de cette enveloppe de 1,1 milliard$ destinée à financer la dualité linguistique dans les milieux minoritaires. Pour beaucoup, les conservateurs ont même augmenté la difficulté pour les organismes à obtenir des fonds via cette enveloppe. Par ailleurs, le chiffre avancé de 1,1 milliard a été remis en question au cours des neuf dernières années.

La nomination du prochain ministre du Patrimoine canadien et des Langues officielles le 4 novembre devrait apporter des éléments de réponse sur la volonté des libéraux de réformer ou non la Feuille de route.

Un fait plus concret tout de même : les libéraux devraient bel et bien donner un coup de barre au dossier du bilinguisme des juges à la Cour suprême du Canada. En 2008, le parti avait voté en faveur du projet dans ce sens déposé par le député néo-démocrate Yvon Godin à la Chambre des communes, avant que celui-ci ne soit refusé par le Sénat à majorité conservatrice.

« À la différence des conservateurs, les libéraux, au pouvoir de 1993 à 2006, ont nommé des juges hors Québec ayant le français comme première langue », soulignait récemment à #ONfr, le professeur de droit, Sébastien Grammond. « C’est le cas de l’Acadien Michel Bastarache et de l’Ontarienne Louise Charron. »

Dans un article universitaire mené avec Rémi Léger et Hélaina Gaspard, Mme Cardinal montre que les nominations d’unilingues anglophones à des postes clés ont véritablement entaché les trois mandats de Stephen Harper. Le document rappelle celle de Bev Oda en tant que ministre du Patrimoine canadien et des Langues officielles en 2006 ou encore celle de Michael Ferguson comme vérificateur en 2011.

 

Statut bilingue d’Ottawa

Un autre dossier plus discret pourrait ressurgir dans les prochains mois. Celui sur la désignation bilingue de la Ville d’Ottawa. Après avoir occupé l’espace public à l’été 2014, les différents mouvements favorables au projet se sont faits certes plus discrets durant la campagne électorale.

L’arrivée au pouvoir du PLC pourrait représenter un tournant, dans la mesure où la couleur politique du gouvernement fédéral devient identique à celle de la première ministre de l’Ontario Katheen Wynne. Ancien ministre provincial sous Dalton McGuinty, le maire d’Ottawa, Jim Watson, ne cache pas ses opinions libérales.

Jusqu’à maintenant, les trois paliers gouvernementaux se sont toujours renvoyé la balle sur l’idée de désigner officiellement la capitale du Canada en tant que Ville bilingue, et ce pour les célébrations du 150e de la Confédération en 2017.

« Il faut s’attendre à une réflexion », souligne Mme Cardinal. « Kathleen Wynne et Justin Trudeau doivent absolument s’asseoir ensemble pour parler notamment de ce statut bilingue. »

Jusqu’à maintenant, le PLC ne s’est pas engagé véritablement pour un tel projet, sans jamais en fermer la porte non plus.