Est-il encore possible de travailler en français dans la fonction publique fédérale?

Le parlement du Canada. Crédit photo: Benjamin Vachet

OTTAWA – Cette année, le commissaire aux langues officielles du Canada, Graham Fraser, a reçu trois fois plus de plaintes pour des manquements aux exigences linguistiques dans la fonction publique fédérale. L’absence de bilinguisme dans certains postes de gestionnaires et de superviseurs inquiète quant à la possibilité, pour les fonctionnaires qui le souhaitent, de travailler en français.

BENJAMIN VACHET
bvachet@tfo.org | @BVachet

Selon les chiffres obtenus par #ONfr, le commissariat aux langues officielles (CLO) du Canada a reçu 156 plaintes en 2015-2016 sur l’article 91 de la Partie XI de la Loi sur les langues officielles (LLO), relatif aux exigences linguistiques en matière de recrutement pour certains postes. Les années précédentes, ce nombre variait entre 30 et 45 plaintes annuellement.

« Le gouvernement utilise de plus en plus des descriptions de tâches génériques avec un certain niveau de base linguistique qui n’est pas suffisant pour superviser des employés qui ont le droit de travailler en français ou en anglais dans des régions désignées bilingues. Un certain nombre d’employés regardent les affichages de poste et voient qu’avec ce niveau de bilinguisme, ça va devenir impossible pour eux d’avoir leur évaluation de performance dans la langue de leur choix, que leur note de synthèse ne sera pas nécessairement lue ou comprise par leur superviseur et donc, ils déposent une plainte », explique M. Fraser à #ONfr.

Le commissaire indique qu’il a alerté le président du Conseil du Trésor, Scott Brison, pour qu’il change sa politique à cet égard. Ce phénomène s’inscrit dans la même tendance que celle observée pour de nombreuses nominations par le gouverneur en conseil et cela touche plus particulièrement l’usage du français.

Pour le député néo-démocrate, porte-parole aux langues officielles, François Choquette la situation devient inquiétante.

« C’est très préoccupant car c’est un phénomène que l’on observe aussi bien dans les nominations par le gouverneur en conseil, qu’au sein de toute la fonction publique fédérale. Avant, on indiquait que la maîtrise des deux langues était soit essentielle, soit préférable. Aujourd’hui, on dit seulement qu’on « tiendra compte du bilinguisme ». Mais si on a un supérieur qui ne parle pas le français, on ne risque pas de s’adresser à lui dans sa langue. On est en train de diminuer la possibilité de travailler dans les deux langues officielles du Canada à la fonction publique! »

L’élu de Drummond a confié à #ONfr son intention de déposer une plainte pour que le CLO étudie cette question.

L’influence directe du Bureau de la traduction

Selon l’Association canadienne des employés professionnels (ACEP), la situation du Bureau de la traduction a également une influence directe sur la capacité des employés de la fonction publique à travailler en français.

« Les compressions sous le précédent gouvernement ont poussé les ministères et institutions à faire des économies. Et dans ces cas-là, le premier budget coupé, c’est celui de la traduction. Aujourd’hui, on traduit de moins en moins les documents sur lesquels on travaille à l’interne, si bien qu’on travaille majoritairement en anglais », explique Emmanuelle Tremblay, présidente nationale de l’ACEP.

La plus récente étude du Secrétariat du Conseil du Trésor sur le sujet, datée de 2002, indiquait que dans les régions désignées, les francophones travaillaient 43% du temps en anglais, contre 14% pour leurs collègues anglophones bilingues. Depuis, la situation s’est accentuée, selon Mme Tremblay, notamment dans les ministères où l’entourage des ministres est majoritairement unilingue anglophone.

« Je me souviens que quand Christian Paradis est devenu ministre du Développement international sous le gouvernement conservateur, il a hérité du personnel politique de ses prédécesseurs, Bev Oda et Julian Fantino. Et donc, bien qu’il était francophone, nous devions toujours rédiger nos mémoires en anglais. »

Pour la présidente de l’ACEP, cette réalité nuit directement à la fonction publique fédérale.

« Même si un fonctionnaire est parfaitement bilingue, il y a toujours une langue dans laquelle il est plus à l’aise et qui va lui permettre d’exprimer son plein potentiel et d’apporter le meilleur de ses capacités. »

Satisfaits ou résignés?

Mais le tableau n’est pas si sombre si l’on se fie à d’autres données, comme celles du Sondage auprès des fonctionnaires fédéraux (SAFF) de 2014. Sur les six questions posées relativement à la langue de travail, 85% des employés disent se sentir libres d’utiliser la langue officielle de leur choix pour rédiger des documents ou lors des réunions de leur ministère ou organisme et 93% d’entre eux lorsqu’ils communiquent avec leur superviseur immédiat. Des taux très proches de ceux du sondage de 2008 et 2011.

« Les taux sont élevés, mais ce n’est pas 100% non plus. Certains répondants ont peut-être eu peur de répondre sincèrement », tempère Larry Rousseau, vice-président exécutif régional, Région de la capitale nationale, à l’Alliance de la Fonction publique du Canada (AFPC). « Sur le terrain, le bât blesse encore lors des réunions qui sont majoritairement en anglais. »

Selon l’ACEP, l’apparente satisfaction exprimée dans le SAFF pourrait aussi s’expliquer par une certaine habitude acquise.

« C’est un réflexe que l’on finit par perdre. On finit par trouver ça normal de travailler majoritairement en anglais et de ne pas avoir toute la documentation dans la langue de son choix. »

En matière de plaintes adressées cette année au CLO quant à la langue de travail, c’est-à-dire la possibilité d’avoir des réunions ou des documents dans la langue de son choix, les chiffres sont stables par rapport à 2014-2015, avec 125 plaintes en 2015-2016. On ne comptait toutefois que 79 plaintes en 2011-2012.

Selon l’ensemble des intervenants interrogés par #ONfr, la situation dépend également des institutions et des ministères. À ce titre, Patrimoine canadien ou l’ancienne Agence canadienne de développement international sont cités parmi les bons élèves en matière de respect du travail dans la langue de son choix, ce qui est moins le cas dans les services scientifiques.

Représentation stable

À l’échelle globale de la fonction publique fédérale, la représentation des francophones reste pourtant stable depuis 25 ans, selon le 23e rapport annuel au premier ministre sur la fonction publique du Canada.

Les fonctionnaires dont la première langue officielle est le français représentaient 28,7%, en mars 2015, contre 28,9% un an auparavant. Les cadres francophones sont pour leur part 31,1%, contre 30,3% en mars 2014. Rappelons que le français est la première langue officielle parlée pour 23,2% des Canadiens, selon les chiffres de Statistique Canada de 2011.

Pour le professeur de sciences politiques à l’Université d’Ottawa, Luc Turgeon, le Canada a fait un bon travail pour garantir une bonne représentation des francophones au sein de la fonction publique, mais cela n’est pas suffisant.

« Après la Seconde Guerre Mondiale, il y a eu un gros effort de fait dans ce sens-là, car auparavant, les francophones étaient sous-représentés à la fonction publique fédérale et totalement absents des postes importants. Le Canada a fait du bilinguisme un élément de mérite, plutôt que d’imposer des quotas, et les chiffres actuels prouvent que le système fonctionne pour assurer la représentation des francophones. Mais ce système n’a pas été pensé pour permettre à ces francophones de travailler dans la langue de leur choix. »

Pour M. Rousseau, le problème est donc aussi individuel.

« Il faut être aux aguets et exiger, quand c’est nécessaire, de pouvoir travailler dans la langue de son choix. »

Mais pour la chercheuse de l’Université d’Ottawa, Helaina Gaspard, qui a consacré sa thèse à l’analyse de la mise en œuvre des politiques des langues officielles dans la fonction publique fédérale du Canada depuis 1969, les problèmes sont également systémiques.

« Sur le papier, la loi est très forte, mais sur le terrain, les défis demeurent car on a laissé la responsabilité d’appliquer la loi aux individus. Cela dépend donc grandement de la capacité des gestionnaires et des hauts fonctionnaires à s’exprimer dans les deux langues officielles. Il n’y a pas de structure pour donner vie à cette politique! »

Pour Mme Gaspard, il aurait fallu créer, comme suggéré dans les années 60, des groupes de travail et des unités de langue française. La chercheuse reconnait toutefois qu’aujourd’hui, cette solution semble difficile à mettre en œuvre.

Reste alors la volonté politique, selon M. Rousseau, qui se dit optimiste de voir la situation évoluer dans la bonne direction.

« Sous le gouvernement conservateur, le bilinguisme n’était pas une priorité et le commissaire aux langues officielles prêchait dans le désert. Aujourd’hui, avec des ministres bilingues ou francophones, je pense que ça peut aider. »

Mme Gaspard reconnait que le gouvernement peut jouer un rôle.

« Il peut avoir une influence quant aux nominations et aux exigences linguistiques requises. Ça peut encourager la fonction publique fédérale à faire cet effort. »

Joint à plusieurs reprises par #ONfr, le président du Conseil du Trésor, Scott Brison, a finalement répondu à nos demandes d’entrevue, par un courriel de son équipe, après la diffusion de cet article.

« Nous avons longtemps déploré la négligence du gouvernement précédent à l’endroit des langues officielles et nous nous sommes engagés à veiller à ce que les fonctionnaires puissent travailler dans la langue de leur choix. Le Secrétariat du Conseil du Trésor (SCT) a rencontré le commissariat aux langues officielles et a déjà entrepris les actions suivantes pour renforcer l’application de l’article 91 de la Loi sur les langues officielles : l’organisation d’une formation sur les langues officielles auprès de plus de 200 fonctionnaires responsables des langues officielles, ainsi que agents de classification et de dotation dans le processus de nomination; l’examen collectif des défis et des pratiques exemplaires par les groupes des langues officielles et les groupes des ressources humaines et les rencontres avec les institutions fédérales qui faisaient l’objet d’un nombre important de plaintes. Le ministre entend collaborer avec le commissaire aux langues officielles qu’il a déjà rencontré plusieurs fois et il considère toutes ses recommandations sérieusement. »