Cause Caron-Boutet : un Batoche légal

La Cour suprême du Canada. Archives

[CHRONIQUE]

La décision attendue de la Cour suprême du Canada dans la cause Caron-Boutet est tombée, le vendredi 20 novembre 2015. Je passerai sur le fait que la décision des juges n’a pas fait couler beaucoup d’encre, bien qu’il était symboliquement primordial que nous la gagnions. Quelques sanglots étouffés ici et là, quelques articles dans les grands et petits médias, mais pas de une des journaux, pas de manifestations, pas de réactions outragées des responsables politiques, ni de notre premier ministre, ni même de la ministre responsable des Langues officielles, Mélanie Joly.

AURÉLIE LACASSAGNE
Chroniqueuse invitée

Je ne suis pas juriste, je ne reviendrai donc pas sur les éléments juridiques de cette cause. Très succinctement, la Cour suprême du Canada se prononçait sur l’appel de Gilles Caron et Pierre Boutet qui contestaient des contraventions unilingues anglophones reçues en Alberta en 2003. En 2008, la cour provinciale de l’Alberta avait donné raison aux deux hommes en jugeant que l’Alberta avait l’obligation constitutionnelle de publier ses lois dans les deux langues officielles; mais ce jugement fut invalidé, un an plus tard, par la Cour du Banc de la Reine, puis en février 2014, par la Cour d’appel de l’Alberta.

Quel est l’argument des avocats de MM. Caron et Boutet? À la manière de la cause Mercure au Manitoba, ils considéraient que les droits linguistiques des francophones font partie intégrante du transfert de la Terre de Rupert et du Territoire du Nord-Ouest (aujourd’hui, l’Alberta, la Saskatchewan, les Territoires du Nord-Ouest, le Nord de l’Ontario, le Nunavut et une partie du Labrador) dans la confédération canadienne en 1870. Par ailleurs, la proclamation royale de 1869 reconnaissait les droits des Métis.

Quel est l’argument des six juges de la Cour suprême qui se sont prononcés contre les arguments des avocats de MM. Caron et Boutet? Les droits linguistiques ne sont reconnus que de façon expresse. Les droits linguistiques dans l’acte constitutionnel de 1870 ne s’appliquent qu’au Manitoba. En d’autres termes, une majorité de juges de la Cour pensent qu’il n’y a pas de raison historique, pas d’histoire, justifiant la garantie constitutionnelle des droits linguistiques des francophones en Alberta et en Saskatchewan.

Derrière le jargon juridique « droit implicite », « manière expresse », derrière la gifle, derrière le retour en arrière, derrière le danger pour les francophones d’autres provinces – n’importe quel gouvernement pourrait détricoter la Loi sur les services en français en Ontario, par exemple -, se cache une vieille habitude, le vieux discours raciste typique du 19ème siècle, celui de MM. Durham et de Macdonald.

 L’héritage de Durham

Vous vous rappelez le Rapport Durham, celui où le représentant de la Reine expliquait en long, en large et en travers que les Français n’avaient pas de culture, pas d’histoire, qu’ils étaient inférieurs. Il est important ce rapport, il faut le lire, le relire, même s’il est nauséabond, parce qu’il constitue fondamentalement la pensée des Anglo-Saxons du Canada au 19ème siècle et qu’il a grandement inspiré, dans son esprit, la politique de Macdonald vis-à-vis des Métis, des Canadiens et des immigrants, une politique tout simplement raciste qui a deux fondements théoriques : le rapport Durham et les idéologies et théories raciales du 19ème, c’est-à-dire celles entre autres de MM. Gobineau et Chamberlain.

Jusqu’à aujourd’hui, cet « esprit Durham » a survécu, par traces de mémoire, dans les comportements, les discours, les représentations, les façons de pensée. Il fait partie de l’ADN canadien. Et les six juges de la Cour suprême nous en font la démonstration : il n’y  a pas d’histoire francophone en Alberta et en Saskatchewan. Mais par là-même, il y a surtout la négation, le déni de Louis Riel et des Métis. Ce jugement fait partie intégrante du travail acharné qui consiste à effacer l’histoire des Métis, travail acharné auquel certains francophones ont prêté main forte, en particulier l’Église.

Une coïncidence?

Je me demande si la Cour a fait exprès de rendre son jugement quatre jours seulement après la commémoration des 130 ans de l’assassinat de Louis Riel? Parce qu’au fond, il s’agit bien de ça. Dans le débat à savoir si Riel est un résistant ou un traître – parce que le Canada débat encore là-dessus, en 2015! -, les juges ont pris le parti qu’il était un traître.

Il est tellement gênant ce Riel pour la mythologie officielle nationale. Allez lire le jugement de la Cour suprême du Canada, vous verrez qu’il tourne autour d’une réinterprétation de la Loi de 1870 sur le Manitoba. Or, cette loi, c’est un compromis arraché aux Anglais par un Louis Riel magistral durant les négociations. Finalement ça les a toujours embêtés d’avoir cédé à Riel, le traître, en 1870. Ça les a tellement énervés qu’en 1885, quand les Métis plus à l’Ouest voudront négocier et appelleront Riel pour être leur négociateur, Macdonald – ce bon vieux Johnnie que tout bon Canadien anglophone respecte, vénère même – enverra armée et Orangistes pour mater la rébellion, et pour faire bonne mesure, fera assassiner Louis Riel – et plusieurs chefs autochtones – par pendaison.

Alors franchement, que pensaient-ils MM. Caron et Boutet et leurs avocats, quand ils ont remis ça sur le tapis? Ce n’était pas assez clair le message de 1885 : pas de négociations, pas de droits?

Je vous encourage vivement à aller lire les arguments des juges, cela révèle l’état d’esprit de la colonisation britannique du Canada et d’ailleurs.

La semaine dernière j’enseignais dans un de mes cours comment la Couronne britannique, en 1840, avait floué les Maoris, en Nouvelle-Zélande, en faisant une interprétation totalement différente du traité de Waitangi, en jouant sur les mots et les concepts. Je reste sans voix de voir qu’au 21ème siècle, des juges canadiens font la même chose en réinterprétant des textes pour nier les droits des francophones de l’Ouest.

Aurélie Lacassagne est professeure agrégée en sciences politiques à l’Université Laurentienne.